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Répression coloniale à La Réunion : L’ordonnance Debré du 15 octobre 1960

Pourquoi en est-on aujourd’hui à ce niveau de « haine de soi » et d’aliénation culturelle à la Réunion ? Pourquoi certains réunionnais ont-ils peur dès qu’il s’agit d’affirmer leur identité réunionnaise aujourd’hui ? Peut-être qu’une partie de la réponse se trouve dans la répression coloniale des années 60-70 sous le régime de terreur imposé par Michel Debré ?

Michel Debré était Premier Ministre, en pleine guerre d’Algérie (1954-1962). Celui-ci promulgue le 15 Octobre 1960 une ordonnance dans l’objectif de réprimer toute contestation en Algérie (Algérie qui était découpée en « départements français »), et qui a pour but d’éloigner par l’exil les fonctionnaires qui pourraient « troubler l’ordre public » : en clair, ceux qui remettent en cause la domination française. La guerre d’Algérie s’arrête en 1962 avec la victoire et la libération du peuple algérien. Mais l’ordonnance n’est pas supprimée pour autant pour les autres colonies, les autres « DOM ».  (elle ne sera abrogée qu’en 1972…)
L’année suivante, Debré débarque à la Réunion et se fait élire député le 5 mai 1963. La politique du pouvoir français de l’époque, dont Debré n’est qu’un des rouages, est alors très clair : « sauver » les dernières colonies de la France coûte que coûte. La Réunion, comme les Antilles et la Guyane, connaîtra alors une répression culturelle et politique peut-être sans égal au cours du XXème siècle sur notre île : interdiction du Maloya de 1960 jusqu’en 1981, interdiction du créole dans les écoles et les radios jusque dans les années 70, déportation des fonctionnaires insoumis, déportation des réunionnais par le BUMIDOM, enlèvement d’enfants dans les quartiers pauvres de l’île (« enfants de la Creuse » et la tristement célèbre camionnette 2CV de la DDASS qui kidnappait les enfants réunionnais « pas sages »)…

Pour aider à la compréhension de cette période de notre histoire, je partage ici 3 textes qui portent spécifiquement sur l’ordonnance Debré :

Il y a 50 ans, l’ordonnance Debré (Le Quotidien)

Document : le « Rideau de cannes » épingle l’ordonnance Debré (7 Lames la mer)

L’ordonnance du 15 octobre 1960, un texte scélérat (L’Humanité)

 


Il y a 50 ans, l’ordonnance Debré

Tiré du site du journal Le Quotidien, texte d’Eugène Rousse, ancien enseignant et auteur d’ouvrages sur l’histoire de la Réunion
Source : www.lequotidien.re/opinion/le-courrier-des-lecteurs/140724-il-50-ans-ordonnance-debre.html

 

Le 15 octobre 1960 – il y a aujourd’hui 50 ans – à Paris, le Premier ministre Michel Debré signait une ordonnance, dont l’application aux seuls départements d’outre-mer allait soulever indignation et colère à La Réunion, au cours de la décennie 1960. Afin de comprendre les raisons du recours du pouvoir à un texte aussi odieux, il faut replacer celui-ci dans le contexte politique de l’époque.

1960 marque l’accession à l’indépendance des colonies françaises d’Afrique. Indépendance précédée de celle de l’Indochine (1954,) puis de celles de la Tunisie et du Maroc (1956). En dépit des moyens énormes mis en œuvre pour que l’Algérie reste une terre sous domination française, la guerre extrêmement meurtrière qui s’y poursuit depuis 6 ans risque de s’achever par un nouveau Dien Bien Phu. Le général De Gaulle en est persuadé après la « tournée des popotes » qu’il entreprend en mars 1960 en Algérie.

Farouche partisan de « l’Algérie française », Michel Debré, qui est à Matignon depuis le 8 janvier 1959, s’emploie alors à retarder le plus possible la fin de ses illusions en ayant recours notamment à l’ordonnance du 15 octobre 1960, dont voici un bref extrait :

« Le Président de la République,

Sur le rapport du Premier ministre (…)

Vu la loi du 4 février 1960, autorisant le gouvernement à prendre (…) certaines mesures relatives au maintien de l’ordre, (…) à la pacification et à l’administration de l’Algérie ; (…)

Ordonne

art 1 : les fonctionnaires de l’Etat en service dans les DOM dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public peuvent être, sur la proposition du préfet et sans autre formalité, rappelés d’office en Métropole (…).

Conserver à tout prix les ex-confetti de l’Empire
Cette décision de rappeler est indépendante des procédures disciplinaires dont ces fonctionnaires peuvent faire l’objet ».

Comment ne pas faire observer que nous sommes en présence d’un texte qui, manifestement, selon les termes employés, n’aurait dû s’appliquer qu’à l’Algérie en guerre et devenir caduc dès la signature le 18 mars 1962 des accords d’Évian mettant fin au conflit algérien.

Sur ce point précis, l’avis de Michel Debré lui-même mérite d’être rappelé : au cours d’une conférence de presse tenue à Saint-Denis le 30 novembre 1966, l’ancien Premier ministre déclare en effet : « Cette ordonnance, je l’ai voulue, je l’ai rédigée et je l’ai même appliquée (…). Elle n’a pas été faite pour La Réunion (… )».

« Ni pour les autres DOM », aurait-il pu ajouter, puisque l’article 3 de la loi du 4 février 1960 prévoit expressément la ratification des ordonnances par le Parlement. Or, celle du 15 octobre 1960 n’a jamais été ratifiée.

Nous sommes donc fondés à nous poser la question de savoir pourquoi une mesure prévue pour les départements algériens a pu être étendue aux 4 « vieilles colonies » devenues départements français le 19 mars 1946.

La réponse est évidente : en prévision de la perte plus que probable de l’Algérie, le gouvernement estimait qu’il devait se donner les moyens de conserver à tout prix les ex-confetti de l’Empire, dont les populations exprimaient avec force dans les années 1950 et 1960 leur volonté d’exiger le respect de leurs droits fondamentaux, violés en permanence avec un cynisme révoltant.

Les premières victimes
Il me faut rappeler que bien avant que le gouvernement Debré ait reçu l’autorisation de recourir aux ordonnances, les Réunionnais ont vécu sous un régime d’exception qui faisait d’eux des sous-citoyens.

Dans cette situation, qui s’est aggravée avec l’arrivée dans l’île le 13 juin 1956 du préfet Jean Perreau-Pradier, les responsables des organisations démocratiques réunionnaises, dirigées souvent par des fonctionnaires, ont appelé leurs compatriotes à se mobiliser et à résister. Et cela, dans des conditions particulièrement difficiles.

Parmi les fonctionnaires victimes de l’arbitraire préfectoral antérieurement à la promulgation de l’ordonnance du 15 octobre 1960, citons :

L’inspecteur de l’Éducation nationale Roger Ueberschlag, brutalement expulsé de La Réunion au début de 1960 sous l’incroyable prétexte que les méthodes pédagogiques dont il préconisait l’emploi déplaisaient à Jean Perreau-Pradier. Son épouse, institutrice à La Réunion, ne put rejoindre son Alsace natale que 2 mois plus tard, en voyageant à ses frais, à bord d’un cargo hollandais.

Le professeur d’allemand Daniel Lallemand, retenu à Marseille le 9 août 1960, au moment précis où il allait prendre l’avion pour La Réunion, où il devait occuper un poste au lycée Leconte-de-Lisle, en application d’un arrêté ministériel du 21 juillet 1960. Son épouse, Iris, institutrice réunionnaise, se voit offrir pour sa part un poste… en Haute-Savoie, alors qu’elle est en route pour La Réunion, où elle obtiendra d’ailleurs un poste.

Une première liste d’exilés en application de l’ordonnance
L’instituteur Marcel Le Guen, enseignant breton, arrivé dans l’île le 10 décembre 1951 en compagnie de son épouse également institutrice, est nommé le 9 septembre 1958 à l’école Edgar-Avril, à la Plaine-des-Cafres, où il doit, avec l’accord du vice-recteur Cormary, expérimenter une nouvelle façon d’enseigner, autorisant les élèves à utiliser le créole. Cela suffit à irriter le préfet Perreau-Pradier.

A son départ en congé administratif le 11 juillet 1963, il apprend que le préfet s’oppose à son retour à La Réunion. Le 21 août 1961, ce fut une première liste : 10 Réunionnais reçoivent une lettre signée du préfet Jean Perreau-Pradier leur apprenant qu’en application de l’ordonnance du 15 octobre 1960, ils sont expulsés de La Réunion. Il s’agit de Nelly et Gervais Barret, Jean-Baptiste Ponama, Roland Robert, Max Rivière, Bernard Gançarski, tous enseignants ; Pierre Rossolin, inspecteur des PTT ; Jean Le Toullec, cadre des Ponts et Chaussées ; Georges Thiébaut, inspecteur des Douanes ; et Joseph Quasimodo, agent du Trésor public.

Le départ de six d’entre eux est fixé au mardi 5 septembre sur le vol d’Air France. Les responsables des différents services auxquels appartiennent ces fonctionnaires sont avisés pour leur part, par le préfet, qu’il leur interdit d’accorder des autorisations d’absence le mardi 5 septembre. Cela, on le devine, afin d’éviter toute manifestation à Gillot.

« Atteinte aux droits de l’Homme »
Dès que cette nouvelle est rendue publique, les deux quotidiens de La Réunion, « Témoignages » et le « Journal de l’Ile de La Réunion » – considéré pourtant à l’époque comme le porte-parole de la préfecture – condamnent une mesure prise « pour délit d’opinion ».

Quant à la réaction des élus, elle réserve une surprise.

Réuni le mardi 29 août à Saint-Denis, le conseil général entend une longue déclaration du président Roger Payet, largement applaudi par la foule qui se presse dans les tribunes réservées au public. Mais pas par les élus, dont la plupart ne cachent pas leur stupéfaction. Le président Roger Payet, pourtant très proche du pouvoir, tient à exprimer sa réprobation devant « les atteintes aux droits les plus imprescriptibles de l’Homme ».

Avant de lever la séance, le président Roger Payet donne lecture d’une motion (non soumise au vote), dont voici un très bref extrait : « Le conseil général demande que le département de La Réunion ne soit pas considéré comme un département d’exception, auquel sont appliquées des lois d’exception soulevant la réprobation générale. (…) Il émet le vœu que soient suspendus les arrêtés déjà pris ».

L’appel du président Roger Payet suscite ce qui s’apparente à une riposte des élus de la droite ultra à La Réunion. Réunis discrètement en congrès à Saint-Denis le 4 septembre, 19 maires de l’île sur 23 et 21 conseillers généraux sur 36 tiennent à affirmer qu’ils « déplorent que des fonctionnaires de l’État se soient mis dans le cas d’encourir des mesures de mutations (…) et assurent les fonctionnaires loyaux (!!) (…)» qu’ils « les défendront toujours, tant qu’ils serviront les seuls intérêts de la France ».

Mobilisation des organisations démocratiques
Dès le lundi 21 août, d’innombrables initiatives sont prises dans toute l’île afin d’exprimer la colère et l’indignation des travailleurs réunionnais devant l’arbitraire qui frappe leurs compatriotes fonctionnaires. Le jeudi 24 août, un collectif composé des dirigeants du Syndicat National des instituteurs (SNI), de l’Union départementale des syndicats CGT (UD-CGT), de la Fédération des œuvres laïques (FOL) est chargé d’organiser notamment une manifestation au cinéma Rio à Saint-Denis, le dimanche 3 septembre 1961, en présence des victimes de l’ordonnance qui doivent quitter l’île deux jours plus tard.

Au cours de ce rassemblement empreint de gravité dans une salle du Rio archi-comble, les responsables de toutes les organisations démocratiques de l’île dénoncent l’illégalité d’une mesure qui frappe des Réunionnais pour la seule raison qu’ils participent au combat de leur peuple, visant à faire de La Réunion une terre de liberté, de justice et de fraternité. Ils s’engagent à mettre tout en œuvre pour que cesse l’arbitraire.

La parole est ensuite donnée à l’instituteur Max Rivière, qui s’exprime au nom de ses camarades proscrits. Le syndicaliste dionysien déclare notamment : « Le gouvernement nous frappe parce que nous dénonçons la réalité coloniale imposée à notre peuple (…). Dans notre activité politique, syndicale, comme d’ailleurs sur le plan professionnel, le gouvernement n’a pu, à aucun moment, retenir contre l’un quelconque d’entre nous un seul acte susceptible de poursuites judiciaires, une seule faute, (…) un manquement à l’honneur et à la probité. Il ne restait plus à ce gouvernement que l’arbitraire absolu. Il l’a choisi (…), apportant lui-même la preuve que les DOM sont bien des territoires d’exception ».

Avant de se séparer, l’assemblée du Rio adopte une motion dans laquelle elle exige l’abrogation de l’ordonnance du 15 octobre 1960 ; elle décide ensuite de constituer un Comité d’action pour l’abrogation de l’ordonnance du 15 octobre 1960, dont la présidence sera confiée au gouverneur honoraire de la France d’Outre-Mer, Anatolien Vincent-Dolor.

Le 5 septembre 1961, l’embarquement des exilés à Gillot se fait en présence de quelques personnalités et d’imposantes forces de police. Et à son arrivée à Orly, ce convoi de la honte ne peut accéder à l’aérogare, où il est attendu par une forte délégation de Réunionnais, que par une porte dérobée.

Un combat de plus de 11 ans
Dès leur installation dans la région parisienne ou en province, les fonctionnaires exilés commencent le combat pour leur retour. C’est un combat qui durera un peu plus de 11 ans pour la plupart, malgré le soutien, notamment, de nombreux parlementaires et de juristes, dont il n’est pas possible ici de donner la liste complète. Citons parmi eux : Aimé Césaire, député de Fort de France, Me Louis Labadie, du barreau de Paris, qui déclare : « En sanctionnant non pas le trouble, mais le comportement de nature à troubler l’ordre public, la disposition législative recrée un véritable délit d’intention et constitue une violation certaine de la liberté d’opinion et d’expression (…). En fait, cette ordonnance permet au Pouvoir de frapper d’une véritable peine de bannissement tout fonctionnaire dont (…) la pensée politique ne traduirait pas une servilité totale au régime ».

Quant à nos compatriotes exilés, ils s’empressent de se pourvoir devant les juridictions administratives. Le 17 juin 1966, le ministre de l’Education nationale, au mépris de la chose jugée, se permet même d’écrire à Roland Robert : « Après examen de votre dossier, j’ai décidé, en application de l’ordonnance du 15 octobre 1960, votre maintien en Métropole ». Il s’agit en fait d’un abus de pouvoir caractérisé car l’ordonnance « scélérate » – le mot est de Victor Sablé, député de la même famille politique que Michel Debré – prévoit le « retour » et non le « maintien » en métropole.

Des propos scandaleux
Aux dix fonctionnaires dont les noms ont été cités plus haut, il faut ajouter les enseignants Clélie et Boris Gamaleya, ainsi que l’agent des Ponts et Chaussées (ancêtre de la DDE) Yvon Poudroux. Soit au total 13 fonctionnaires réunionnais victimes d’un texte odieux. A ces 13, il convient d’ajouter Iris et Daniel Lallemand, Roger Ueberschlag et Marcel Le Guen, frappés par une mesure qui s’apparente à l’ordonnance du 15 octobre 1960.

Alors que nos compatriotes retenus contre leur gré en France hexagonale se battaient pour le respect de leurs droits, Michel Debré, devenu député de La Réunion depuis le 5 mai 1963, n’a eu de cesse, au cours de ses fréquents séjours dans l’île, de tenter de justifier les « lettres de cachet » portant sa signature : « L’ordonnance ne vise pas les libres citoyens ; elle ne vise que les gens que l’Etat paie. (…) L’ordonnance dit que les fonctionnaires payés par l’État ne pourront pas, sur place, déclarer que la politique est mauvaise (… )». Ces propos scandaleux ont été tenus à la préfecture de Saint-Denis le 30 novembre 1966.

Le recours aux grands moyens
Afin de mettre fin à l’arbitraire qui les frappe, certains exilés ont pris une retraite anticipée ; les frais du voyage retour sont restés à leur charge. L’un d’entre eux, Jean-Baptiste Ponama, a été rayé des cadres fin 1962, pour avoir refusé de regagner son poste en France, après un congé à La Réunion. Roland Robert a eu pour sa part, la chance de bénéficier du soutien du ministre Edgard Faure, qui lui permit de revenir exercer à La Réunion, en septembre 1969.

Quant à la plupart des autres, ils ont dû recourir à l’arme terrible de la grève de la faim, en janvier 1972, pour contraindre le Parlement à voter l’abrogation de « l’ordonnance Debré ». Durant cette douloureuse épreuve, ils ont obtenu l’appui de personnalités politiques et syndicales nationales. L’abrogation sera votée le 12 octobre 1972.

Nos compatriotes exilés ont pu enfin retourner à La Réunion. Il n’en reste pas moins que le grave préjudice qu’ils ont subi n’a jamais été réparé, comme le demandait le député communiste Louis Odru.

Avant de tourner une des pages les plus sombres de notre Histoire, comment ne pas déplorer le silence, un silence honteux, observé par le père le l’ordonnance, au cours de l’examen de celle-ci au Palais Bourbon, où il représentait La Réunion.

Un silence d’autant moins compréhensible que 6 mois plus tôt, en visite dans l’île, il répétait inlassablement : « L’attaque contre l’ordonnance est un pur scandale ».

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Document : le « Rideau de cannes » épingle l’ordonnance Debré

Article tiré du site « 7 lames la mer »
Source : http://www.7lameslamer.net/document-le-rideau-de-cannes.html

« 7 Lames la Mer » sort de ses archives un document extrait du « Rideau de Cannes » — organe de l’Union générale des étudiants créoles de La Réunion — qui évoque l’ordonnance scélérate du 15 octobre 1960 de Michel Debré. Regard sur un passé proche qui conjuguait présent et avenir à l’imparfait.

Le « Rideau de Cannes », organe de l’Union générale des étudiants créoles de La Réunion (UGECR), est publié à Paris au début des années soixante. L’UGECR contribue à défricher les sentiers marrons de la résistance et à cristalliser la conscience réunionnaise. Dans le «  Rideau de cannes », on découvre une poésie engagée, une approche expérimentale de la graphie, des dossiers sur des sujets encore sensibles aujourd’hui : « Créole ou Zoreil  », « Ordonnance et colonialisme », « Contributions à l’étude de notre langue créole réunionnaise », « Deux siècles d’esclavage : histoire des esclaves et du marronnage à La Réunion  », etc… Les acteurs de ce mouvement sont aujourd’hui reconnus comme « les novateurs qui ont tracé la voie de la promotion de la langue créole et de la littérature réunionnaise. » [1] Nous vous proposons de découvrir leur analyse face à l’ordonnance de Debré du 15 octobre 1960 qui consiste, ni plus ni moins, à expulser de La Réunion, les fonctionnaires qui ne plaisent pas au pouvoir pour cause d’opinions politiques ! Les jeunes Réunionnais qui, à l’époque, étudient et militent en France, s’expriment sans détour et aujourd’hui, leurs écrits conservent un portée subversive. Nous reproduisons ci-dessous leurs textes dans leur intégralité. Tardra, viendra…

7 Lames la Mer

Derrière le rideau de cannes… « Le rideau de cannes » était un « organe périodique édité par l’Union générale des étudiants créoles de La Réunion ». Créé en 1961, il disparaît au bout de quatre numéros, en juillet 1963

Ordonnance et colonialisme

Des « risques de tempête » — nous dit le journal français « l’Express » — viennent couronner la politique menée depuis quinze ans dans les quatre « Départements d’outre-mer ». Et le gouvernement français, au lieu de satisfaire aux légitimes aspirations des peuples de ces pays à la gestion de leurs affaires par des mesures de décolonisation affective — les seules qui puissent résoudre les problèmes posés — préfère répondre par la suppression des libertés fondamentales et par l’aggravation de la répression, comme le prouve l’ordonnance du 15 octobre 1960, dont les premières mesures d’application viennent d’être prises simultanément à La Guadeloupe, à La Martinique et à La Réunion.

L’ordonnance
L’article premier de cette ordonnance, rédigé en termes précis, est très significatif. Il stipule que : « les fonctionnaires de l’Etat et des établissements publics de l’Etat en service dans les Départements d’Outre-Mer, dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public, peuvent être, sur proposition du préfet et sans autre formaloité, rappelés d’office en métropole pour y recevoir une nouvelle affectation ». Signé : De Gaulle, Debré. Nous croyons pouvoir affirmer tout de suite que l’esprit même de cette ordonnance est de nature à troubler l’ordre public et non le comportement des fonctionnaires, car elle ouvre la voie à l’arbitraire le plus absolu, laissant au seul préfet toute liberté pour apprécier le moment à partir duquel un fonctionnaire trouble l’ordre public, et M. Vincent-Dolor, ancien gouverneur honoraire, président du « Comité d’action en vue d’obtenir des pouvoirs publics l’abrogation de l’ordonnance du 15 octobre 1960 et l’annulation des décisions prises en application de cette ordonnance », s’adressant à une mission parlementaire française, a pu dire : « On se demande si on se rend compte en métropole et ici qu’on n’agirait pas autrement si on voulait pousser les Réunionnais à se séparer de la France ».

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Photo réunissant quelques unes des victimes de l’ordonnance. Au premier rang notamment, les époux Ponama, Roland Robert, etc. On aperçoit aussi au second plan, Paul Vergès à gauche et Isnelle Amelin à droite.

Premières mesures d’application
Les récentes décisions, prises en application de cette ordonnance, se traduisent par la « mutation d’office » de sept de nos compatriotes, d’un Français en fonction à La Réunion, de neuf fonctionnaires guadeloupéens et de trois fonctionnaires martiniquais, qui furent en fait, expulsés de leurs pays, séparés brutalement, tels des esclaves sur le marché, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs familles. Ces décisions sont d’une extrême gravité parce qu’elles menacent désormais tous les fonctionnaires réunionnais, portant une grave atteinte à la liberté de notre peuple déjà privé du droit de choisir ses élus, du droit de défendre ses intérêts, déjà bafoué constamment dans sa dignité.

Un prétexte
A un moment où les Réunionnais participent de plus en plus activement à la lutte des pays coloniaux contre l’asservissement, cette ordonnance vise à briser le combat politique que mène le front uni de tous les Réunionnais conscients des intérêts supérieurs du pays. L’idée, avancée par ses défenseurs, selon laquelle l’ordonnance ne vise que les communistes, ne doit tromper personne. Et même si les communistes seuls étaient visés, nous, étudiants de l’UGECR [2], n’approuverions pas pour autant cette ordonnance et ses mesures d’application, car non seulement son caractère anticommuniste ne peut pas effacer son caractère arbitraire, contraire aux principes fondamentaux de la liberté, mais encore l’étiquette « communiste » sera demain attribuée à tout Réunionnais qui luttera contre ces mesures, à tout Réunionnais honnête qui désirera le bien de sa patrie.

La lutte de l’UGECR et des Réunionnais
L’UGECR a élevé une protestation, dans un communiqué envoyé à la presse, contre l’ordonnance et ses premières mesures d’application ; notre union a demandé le retour immédiat des exilés dans leur pays, qui manque actuellement de cadres et elles participera à toute démarche, toute action visant l’abrogation de l’ordonnance du 15 octobre. Dans l’immédiat les étudiants ne manqueront pas à leur devoir de lutter contre les expulsions qui ont déjà provoqué la réprobation unanime de tout le peuple réunionnais. Tous les journaux de l’île, chacun à sa manière, ont crié leur indignation — à l’exception du Journal de l’île de La Réunion dont le directeur est un zoreil, et du journal La Démocratie qui se prétend Réunionnais. A propos de l’attitude du Président du conseil général, qui s’est prononcé ouvertement contre les expulsions, le journal Le Progrès a pu, à juste titre, écrire : L’acte de Président Payet est une affirmation hautement autorisée de la personnalité réunionnaise.

Le colonialisme français
Mais si les étudiants comprennent qu’il faut lutter dans l’immédiat contre l’ordonnance du 15 octobre, ils ne peuvent pas ne pas comprendre aussi, à la lumière de cette expérience, que cette lutte doit s’inscrire dans le car plus large de la lutte des Réunionnais pour l’émancipation définitive de leurs pays de la tutelle coloniale. C’est parce que notre pays est enchaîné par un statut dit « départemental » mais cachant grossièrement une réalité coloniale, c’est parce que notre pays est dominé, qu’une telle ordonnance extérieure est possible. Cette ordonnance émane bien du gouvernement français, elle a été décidée par lui, approuvée par lui, pour pouvoir mieux asservir notre peuple, et non par des Réunionnais, comme l’a prouvé de façon éclatante la position digne du Président Payet. Les mesures d’expulsion n’ont jamais été décidées par les Réunionnais, car les quelques maires et conseillers généraux qui les ont approuvées sont les traitres habituels à notre pays, élus de la fraude, les authentiques valets du colonialisme français.

La solution
Le problème fondamental qui se pose aujourd’hui aux Réunionnais est de mettre le gouvernement français dans l’impossibilité de prendre de telles mesures arbitraires à leur encontre. Et un seul statut d’autonomie conforme aux idées de notre temps, où les Réunionnais seront maîtres de leur destin, maîtres chez soi, peut empêcher qu’une telle ordonnance soit prise.

Le Rideau de cannes

P.S. Nous avons appris que M. Daniel Lallemand, professeur au lycée, vient de recevoir un mandat d’expulsion de son pays, et qu’il a adressé une lettre au ministre de l’Education nationale lui signifiant son refus d’obéir à cette mesure et sa volonté de continuer à travailler dans son pays.

Communiqué sur les expulsions de fonctionnaires créoles en France

L’Union générale des étudiants créoles de La Réunion apprend avec indignation la nouvelle vague de mutations en France dont sont victimes plusieurs fonctionnaires réuninnais.
— Constate que ces expulsions ne sont justifiées par aucune faute professionnelles.
— En déduit que ces fonctionnaires créoles n’ont été expulsés de notre pays que pour avoir exprimé leurs opinions politiques.
— se prononce pour le respect du principe de la libre expression de toutes les tendances dans notre pays.
— Dénonce le caractère dictatorial de l’ordonnance du gouvernement français colonialiste en date du 15 octobre 1960 selon laquelle « les fonctionnaires de l’Etat et des établissements publics de l’Etat en service dans les Départements d’Outre-Mer, dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public, peuvent être, sur la proposition du préfet et sans autre formalité, rappelés d’office en métropole. »
— Demande la réintégration immédiate de tous ces fonctionnaires et l’abrogation de cette ordonnance dont les conséquences néfastes se font particulièrement sentir en vidant notre pays de ses cadres.
Motion votée à l’unanimité.

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L’ordonnance du 15 octobre 1960, un texte scélérat

Article tiré du site du journal L’Humanité, qui élargit au contexte antillais
Source : http://www.humanite.fr/monde/l%E2%80%99ordonnance-du-15-octobre-1960-un-texte-scelerat-488191

Le 15 octobre 1960, le Journal officiel publie une 
ordonnance par laquelle l’État français livre à l’arbitraire les fonctionnaires des départements d’outre-mer. Militants anticolonialistes, autonomistes ou indépendantistes, en majorité communistes, sont mutés sans autre forme de procès.

Promulguée à l’initiative du premier ministre de l’époque, Michel Debré, l’ordonnance du 15 octobre 1960 stipulait que « les fonctionnaires de l’État et des établissements publics de l’État en service dans les DOM dont le comportement est de nature à troubler l’ordre public peuvent être, sur la proposition du préfet et sans autre formalité, rappelés d’office en métropole par le ministre dont ils dépendent pour recevoir une nouvelle affectation ». Il y a cinquante ans, c’était l’époque de la guerre d’Algérie. Le gouvernement français avait reçu du Parlement les pleins pouvoirs pour légiférer par ordonnance. Lors d’une rencontre avec la presse, le 30 novembre 1966, à Saint-Denis de la Réunion, Michel Debré reconnaissait « avoir voulu cette ordonnance, l’avoir rédigée et même appliquée (…) ». Et surtout qu’« elle n’a pas été faite pour la Réunion (…) ». Ni pour les autres DOM d’ailleurs, aurait-il pu ajouter puisque l’article 3 de la loi du 4 février 1960 prévoit la ratification des ordonnances par le Parlement. Or, celle du 15 octobre 1960 n’a jamais été ratifiée. La question qui se posait était de savoir pourquoi une mesure prévue pour les départements algériens a pu être élargie aux « quatre vieilles colonies » des Antilles, à la Guyane et à l’île de la Réunion. La réponse était évidente : la probabilité de la perte de l’Algérie. Et donc, le gouvernement français estimait nécessaire de se donner les moyens de conserver ses autres « propriétés ». D’autant que ça chauffait dans les départements français d’outre-mer.

En décembre 1959, à la Martinique, un banal incident de circulation, place de la Savane, à Fort-de-France, tourne à l’altercation entre un Martiniquais et un… Français. Des CRS présents interviennent violemment à coups de gaz lacrymogènes et dispersent tout le monde. Mais des badauds et des militaires en permission ne s’en laissent pas conter et ripostent. Durant trois jours la bataille a fait rage, dans un premier temps entre des groupes descendus des quartiers populaires de la capitale et les CRS. Et quand ces derniers ont été consignés dans leur casernement au Fort-Saint-Louis, les différents groupes ont affronté les gendarmes et les policiers. Ces émeutes seront cause de la mort, par les forces de l’ordre, de trois jeunes Martiniquais : Edmond Éloi dit Rosile, vingt ans, Christian Marajo, quinze ans, et Julien Betzi, dix-neuf ans. Avec la mort de ces trois jeunes se précisait l’entrée de la Martinique au cœur d’une période troublée. Les débordements de cette fin des années 1960 sont à chercher dans le contexte socio-économique : la restructuration de l’économie sucrière battait son plein. Le chômage y était endémique et l’exode était massif vers les quartiers populaires de Fort-de-France. À cela s’ajoutait l’accélération de la mise en place de la loi de mars 1946 sur la départementalisation, et une multiplication d’incidents racistes dus aux CRS et aux fonctionnaires français en poste dans les administrations de la Martinique.

La répression a frappé là où les communistes agissaient le plus. Sur proposition des préfets et sans formalité, des fonctionnaires militants anticolonialistes, autonomistes ou indépendantistes, en majorité communistes, furent mutés sans autre forme de procès. Neuf Guadeloupéens, un Guyanais, treize Réunionnais ont été pris pour cible. Certains se sont retrouvés en Corse, en Afrique. D’autres furent exilés dans l’Hexagone. À la Martinique, quatre fonctionnaires ont fait les frais de leurs engagements. Ces quatre victimes : Armand Nicolas (professeur de lycée et plus tard secrétaire général du PCM), Guy Dufond (professeur de lycée), Georges Mauvois et Walter Guitteaud (inspecteurs de la poste) ont très vite reçu leur mutation d’office pour la métropole. Ils étaient tous les quatre des dirigeants du Parti communiste martiniquais (PCM). Des hommes férus d’engagement anticolonialiste. Ils ont refusé d’obtempérer et ont été révoqués. Leur refus de se soumettre venait de l’éveil des consciences très fort à cette époque où, en figure de proue de la revendication identitaire et au plus fort de la bataille contre l’ordre colonial, il y avait Aimé Césaire. Pour avoir été l’un des fondateurs du Front antillo-guyanais pour l’autonomie, Édouard Glissant fut interdit de séjour dans son île natale. Tout comme l’avocat Marcel Manville. Yvon Leborgne, professeur de philosophie en Guadeloupe, fut exilé en Corse. Le haut fonctionnaire Albert Beville, connu aussi sous le nom de Paul Niger, fut rétrogradé et interdit de séjour en Guadeloupe. D’autres fonctionnaires, métropolitains, ont aussi payé tribut à l’ordonnance du 15 octobre 1960 pour avoir protesté contre la situation coloniale avant que cette ordonnance scélérate soit abrogée en 1972.

Un demi-siècle  plus tard Le 16 octobre 2011 a eu lieu, à l’Atrium, à Fort-de-France, une soirée d’évocation, de mémoire et d’histoire de la Martinique. Un colloque bien symbolique, pour rappeler qu’il y a cinquante ans la répression coloniale frappait durement des citoyens en se servant de l’ordonnance du 15 octobre 1960. À cette occasion, un film documentaire d’un jeune réalisateur martiniquais, Jonaz Joslen, retraçant cet épisode douloureux, a été projeté lors de cette soirée. La manifestation était placée sous la présidence du docteur Michel Yoyo, avec la participation d’Armand Nicolas, Georges Mauvois et Guy Dufond. Trois des quatre victimes martiniquaises de cette ordonnance (le quatrième, Walter Guitteaud, est décédé). Cinquante ans plus tard, cette soirée d’échange était une invitation à revivre une page importante de l’histoire du pays, mais aussi une invite à la population à continuer de plus belle le combat pour une Martinique martiniquaise.

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